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Pourvu que ça dure
Le lieutenant colonel Morlet et son co-pilote René Labarbe volaient en direction du sud aux commande de leur bombardier léger Blenheim. Le soleil, sur leur droite, commençait son mouvement descendant vers l’horizon. Pour le moment ils suivaient la route du Tchad et ils ne tardèrent pas à atteindre Gatroum avec la radio duquel ils se signalèrent. Comme les hommes qu’ils recherchaient, mais ceux-ci se déplaçaient dans la Jeep de Delange. Plus bas, la route se changeait en piste et les trois cahutes de Tejahi apparurent. Aucun signe de vie. Après trois boucles à basse altitude, ils décidèrent de continuer et pour ce faire, ils n’avaient que la recommandation de Dilong comme option. Ils obliquèrent direction ouest et se retrouvèrent face au soleil. Leurs lunettes de vol n’étant pas des lunettes de soleil, ils devaient plisser les yeux et, de ce fait, observer le sol devenait plus difficile. Ils volèrent ainsi pendant une bonne heure et de tout ce temps, ils n’aperçurent que du désert, aucune trace humaine, ni même animale. Que du désert. Avec des sortes de collines, voire des petites montagnes d’un brun sombre faisant contraste avec l’ocre clair du sable. Ils s’avançaient dans une espèce de vallée, très évasée et peu profonde avec les reliefs sur les côté en guise de contreforts. Le soleil devenait très bas.
— Il va falloir retourner Colonel, on a juste ce qu’il faut de carburant dans le réservoir.
— Oui, on dirait qu’on est venus pour rien.
— Le contraire m’aurait étonné.
— Ces pauvres types doivent bien être quelque part quand-même !
— Malheureusement, il y en a beaucoup des « quelque part ».
— On reviendra René, on reviendra.
Et il bascula le bimoteur vers la droite pour reprendre la direction du nord.
C’est dans la vallée d’à côté que René repéra quelque chose. Ils avaient maintenant le soleil à gauche qui envoyait ses rayons au raz du sol. Les meilleures conditions pour observer le sol. Une configuration bizarre au milieu de la vallée, une configuration de tâches presque rondes, ou plutôt de trous puisqu’au milieu de ces trois tâches grises se trouvaient trois tâches noires comme des trous.
— On descend pour voir.
À 50m d’altitude, ils envisagèrent d’attribuer une dizaine de mètres de diamètre à chacune des taches. Et constatèrent qu’elles avaient une forme d’entonnoirs, le trou au milieu. Ils passèrent plusieurs fois au dessus de l’étrange monument naturel sans en apprendre plus long pour autant. Et soudain ils aperçurent une forme trop régulière pour être naturelle juste à côté des trous, devant une émergence rocheuse.
— Il faut atterrir, René.
— Le jour va tomber d’ici quelques dizaines de minutes mon colonel.
— Tant pis ! Si on ne va pas voir maintenant, on ne verra jamais.
— On peut revenir demain.
— Tu sauras retrouver cet endroit ? Tu sais bien que non.
— Oui, bien sûr, mais si on atterrit, on ne va pas pouvoir redécoller avant demain, si jamais on trouve du terrain dur pour nous poser.
— Je pense que c’est du dur, tu ne crois pas ?
— Hmmm, j’ai aussi cette impression colonel, mais vous savez bien que dans le désert….
— Oui, je sais !
Et dans les tous derniers rayons du soleil, ils se mirent dans l’axe de la vallée et s’engagèrent dans l’atterrissage le plus improbable de leurs carrières respectives.
Le contact des roues avec le sol fut rude mais n’empêcha pas le roulage de l’appareil. Ils roulèrent sur trois cent mètres et la chance devait être de leur côté puisqu’aucun affaissement sableux ne se trouva là pour les enliser pour l’éternité. Le Blenheim s’arrêta et René coupa le contact.
— On est toujours vivants colonel, profitons-en pour progresser.
— Comme tu dis René, comme tu dis.
Ils s’empressèrent de sauter à terre pour aller inspecter la forme.
— Ne courez pas colonel, il fait encore chaud.
Labarbe avait raison, si on est imprudent et désordonné dans le désert, on n’y fait pas de vieux os ou plutôt des os et rien d’autre qui blanchiront au soleil.
Plus Morlet s’approchait de la forme, en jugulant son impatience, plus il savait ce qu’elle était. Dans l’ombre qui s’étendait maintenant rapidement il arriva devant une Jeep. Vide bien sûr et… garée, comme si les occupant n’allaient pas tarder à revenir.
— La Jeep du colonel Delange, déclara Labarbe en arrivant à son tour.
Ils l’examinèrent. Les pneus gonflés, le pare brise intact, le volant fonctionnel, le moteur intact aussi et même la batterie était encore chargée. Ils le constatèrent en appuyant sur le démarreur qui lança le moteur dès la première tentative. Le réservoir et l’un des jerrycans sanglés à l’arrière, contenaient encore de l’essence. Ils s’assirent sur les sièges, côte à côte, en se grattant la tête, pour ainsi dire mentalement.
— Qu’est-ce qu’ils sont venus foutre ici ?
— Voir les trous ?
— Voir les trous ? Ça ne tient pas debout, ils ne pouvaient pas en connaître l’existence.
— Qu’est-ce que vous en pensez de ces trous mon colonel ?
— Un phénomène naturel.
— Quel genre de phénomène ?
— As-tu une idée ?
— Des météorites.
— Tu crois ?
— J’ai déjà vu des trous comme ça.
— Ah bon ?
— Dans Sciences pour tous j’ai abonné le gamin mais je le lis aussi.
— Où ça.
— Tassili, on y est. Mais si je me souviens bien, dans le magazine il y avait une différence.
— Laquelle ?
— Sur les photos, il n’y avait pas de trou noir au fond.
— Ça veut dire, voyons-voir, ça voudrait dire que c’est creux en dessous.
— C’est ce que je me dis aussi.
Maintenant, la nuit avait envahi tout l’espace autour d’eux et la température baissait rapidement. Ils regagnèrent leur avion où les attendaient des couvertures et des boîtes de conserve que Labarbe avait eu la sagesse d’embarquer. Et, sous la lune dont la lumière entrait dans le cockpit, ils s’emmitouflèrent pour ouvrir au couteau des boîtes de corneed beef accompagnée de carta musica, le pain du désert inventé par les sardes. Par précaution, ils avaient remonté l’échelle d’accès au poste de pilotage. Pour entrer dans un Blenheim il faut passer par en dessous.
— Et ta femme et les gosses René, tu les tiens au courant ?
— Je leur envoie une lettre chaque semaine.
— Ils sont arrivés à Alger ?
— Oui, en principe, mais vous savez que pour le courrier qu’on nous envoie, il faut attendre longtemps parfois.
— Je sais, moi ça fait deux mois que je n’ai rien reçu de la mienne.
— Ils ont changé de nom, ça complique.
— Ça complique mais c’est plus sûr.
— Votre fils il grandit ?
— Oui, il aura trois ans en juin, le 7.
— Le petit Michel deviendra grand.
La remarque de René rendit Morlet méditatif. Il se prénommait aussi Michel et la décision d’attribuer le même prénom au fils relevait d’une décision de sa femme. Comme si elle avait voulu conjurer les pires des augures. Sa femme lui manquait, son fils lui manquait. Il regarda la lune en sentant une larme couler sur sa joue.
Les deux hommes auraient pu dormir dehors, enterrés dans le sable, comme le faisaient les autochtones, ils auraient eu plus chaud. Mais ils en avaient vu d’autre et il ne fallut pas plus d’une demie heure pour que Morlet entende le ronflement de René. Étonnant comment cet homme pouvait dormir n’importe où et n’importe comment. Lui, Morlet, ne dormait pas. À vrai dire, ce n’était ni à cause du froid ni même de par des capacités d’adaptation moins bonnes, il avait connu bien pire. Il ne dormait pas sans trop savoir pourquoi ou plutôt, il se demandait quel pouvait bien être la signification d’une Jeep garée là en plein désert à des centaines de kilomètres de tout lieu habité par des humains. Et les trous ? Des impactes de météorites. Qui auraient percé une sorte de paroi, un plafond plutôt d’une cavité. Une cavité ? Et s’il y avait une cavité en dessous ? Mais… ils n’étaient pas venus jusqu’ici pour faire de l’archéologie. Leur mission: retrouver les deux loustics envoyés par Delange pour repérer et renseigner l’éventuelle présence d’un allemand. Brown et … et qui au fait ? Delange ne lui avait pas donné le nom du français ou c’est lui qui ne l’avait pas retenu ? Dilong non plus n’avait rien dit des sergents. « On cherche deux sergents en plein désert et voilà que ceux-ci laissent leur voiture au milieu de nulle part sans la moindre indication pour savoir ce qu’il s’est passé ». Voilà pourquoi Morlet ne dormait pas, son cerveau tournait tout seul en moulinant l’énigme tel un cuisinier qui retournerait une crêpe encore et encore. Il décida d’aller arpenter les alentours. Il remit l’échelle en place pour sortir, puis commença à faire quelques pas. Il frissonna tellement il faisait froid à présent. Il avait laissé la couverture mais il supportait la température ainsi rabaissée, en contrepartie des chaleurs extrêmes du jour en quelque sorte. Cela aiguisait ses sens, pas le moindre souffle de vent sur sa peau, l’odeur du désert faite du sable en train de refroidir mélangée aux fines effluves en provenance des lointaines plaines du sud, et le son étouffé de ses pas. Il s’arrêta pour écouter le silence. Le silence total, complet, intangible et terriblement solennel du désert. Il frissonna une nouvelle fois, une sorte de plaisir dans cette plénitude connue de lui seul. La guerre embrasait le monde et lui était là tout seul en train de humer la nuit. Il regarda la lune et la lune le regarda. Il était l’un de ces innombrables grains de sable, ni plus ni moins. Il se força à ne plus penser. Mais peut-on décider d’arrêter de penser ? Il le fit en fixant une étoile et resta comme cela, comme un sage engagé sur la Voie. Totalement immobile.
Mais…
Mais quoi ?
Un bruit ? Il venait d’entendre un bruit. Tellement ténu qu’il n’était même pas sûr d’avoir entendu un bruit. Il mobilisa encore plus ses sens mais seul le silence se fit entendre. Il attendit. À l’écoute, pour entendre encore ce qu’il avait cru entendre.
Rien.
Il attendit longtemps mais le silence lui parut encore plus patient que lui.
Alors il revint vers l’avion. Il s’arrêta en dessous et son ouïe aiguisée telle qu’elle l’était lui rapporta le ronflement de René et rien d’autre.
Rien d’autre ?
Là c’était sûr il avait entendu quelque chose, non pas un bruit indéfini mais un coup. Oui, c’est ça, un coup. Lointain… et un deuxième coup vint confirmer. Il orienta ses oreilles dans l’espoir de trouver la direction. Un troisième coup, presque inaudible ne lui permit pas de résoudre le problème. Impossible de déterminer une direction. Il repartit explorer l’espace vers toutes les directions possibles: rien. Il s’approcha des trous pour rester l’oreille tendue au dessus: rien. Il attendit encore mais sans plus de résultat. Alors, il prit une pierre et après une courte réflexion la lança dans le trou le plus proche. Cela fit du bruit car la pierre heurta des parois ou d’autres obstacles tout en lançant un son de chocs allant décroissant. Enfin, les résonances ayant accompagné la chute cessèrent, et Morlet comprit que la pierre était arrivée au bout. « Ça a l’air profond » pensa-t-il. Il pensa aussi que la cavité sous ses pieds devait être vaste à cause de la tonalité des résonances de même que leur temps de latence.
Comme rien de plus ne se produisit, il s’abstint de réveiller René. « Attendons le matin ».
Il somnola jusqu’aux premières lueurs du jour. Il descendit avec du café qu’il mit à chauffer au soleil. Labarbe ne tarda pas à le rejoindre.
Morlet aimait bien partager des moments comme cela avec Labarbe. Pas un seul mot de trop, des gestes sûrs, le plaisir de prendre le soleil au petit matin, de jeunes combattant prêts à en découdre le jour même si nécessaire.
— J’ai entendu des coups René.
— Alors ils ne sont pas loin.
— En dessous c’est creux et on dirait que c’est vaste.
— Alors il faut aller voir, mais on n’est pas équipés pour faire de la spéléologie, on n’a pas de corde, même pas de lampes.
— S’il y a du monde en dessous, il y a peut-être une issue pour y aller. Pas les trous, on ne peut pas passer par les trous, on va y rester.
— Il faut la trouver. Heureusement qu’on a nos rangers.
— Et puis il doit faire frais.
— Allons-y maintenant mon colonel, pendant qu’il ne fait pas trop chaud.
— Une dernière tasse René, une dernière tasse.
— On a un jerrycan d’eau, soit un ou deux jours de survie.
Ils mirent une bâche sur le cockpit pour réduire la surchauffe, dans la journée, du poste de pilotage. Et ils partirent prospecter les alentours. Ils commencèrent par rechercher des traces de pas à partir de la Jeep, mais le vent avait lissé le sol, aucune trace en vue. Ils imaginèrent quel avait pu être le cheminement mental des deux sergents pour essayer d’en déduire un scénario applicable aussi par eux-même. Ils décidèrent d’explorer les plus grosses concrétions rocheuses. Au bout d’une heure sans résultat:
— Séparons-nous mon colonel, ce sera plus efficace.
— Tu as raison. Prenons des directions opposées, moi par là, dit-il en désignant l’ouest et toi par là.
— Chacun sa boussole mon colonel, dès qu’on trouve quelque chose, on appelle et l’autre répond.
— Si on a du mal à se faire entendre, coup de feu, répondit Morlet en assurant son révolver à sa ceinture.
— Coup de feu, c’est la consigne, fit Labarbe avec le même geste.
Morlet marcha longtemps avec le soleil dans le dos, il allait contourner chaque accident de terrain dans l’espoir d’y dénicher quelque anfractuosité ou quelque trou, quelqu’entrée de souterrain. mais, au fur et à mesure qu’il s’avançait vers l’ouest, il était envahi d’un doute qui devint certitude: il allait trop loin. Il s’arrêta et la vue d’un lézard s’échappant sous une pierre lui fit prendre conscience que c’était la première manifestation de vie depuis leur arrivée. Il le prit pour une bonne augure. Puis il se mit en route dans l’autre sens. Il revenait vers la « vallée » qui leur avait servi de piste d’atterrissage, et en y revenant, il ne vit plus exactement une vallée. Non, on ne pouvait pas appeler cela une vallée. mais quoi ? Ah oui, il avait trouvé, un affaissement, oui c’est ça, un affaissement de terrain. maintenant, il voyait l’avion et la voiture, clairement garés dans un affaissement de terrain. Mais pourquoi le terrain s’était-il affaissé ? À cause de la cavité ? Soudain les coups se firent entendre. Légers, mais perceptibles. Et nul doute à présent, ils venaient du sous-sol. En même temps qu’il se disait cela, la silhouette de Labarbe se dessina devant à cent mètres. Lui aussi était revenu sur ses pas.
Ils découvrirent l’entrée du tunnel sous la Jeep.
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