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Colonel Spontini

Pourquoi le pouvoir dirait-il la vérité ?

Savoir ne pas savoir

Publié le 27 Septembre 2022 par Colonel Spontini

Savoir ne pas savoir

10

 

Savoir ne pas savoir (Tchong Cheou Qi)

 

— Monsieur Zantor ?

Décidément les gens se sont mis d’accord entre eux pour m’appeler à 6 heures du matin.

— Je ne vous dérange pas ?

— C’est fait, j’espère que votre appel a un motif sérieux sinon je raccroche.

— Oui, le motif est sérieux mais l’heure est indue, je le reconnais. Je suis un matinal et cela me vaux de devoir me coucher tôt si je veux mes huit heures de sommeil.

La voix de Dufour.

— C’est vous Dufour ?

— En effet, je vous appelle pour savoir si ma proposition vous intéresse toujours.

— Quelle proposition ?

Je suis enfumé dans ma tête et les idées sont loin d’être alignées dans l’ordre sur les étagères de ma mémoire.

— Klugerman.

J’entends des synapses, dans ma tête, en train de s’apprêter à ouvrir les vannes des neurotransmetteurs et petit à petit Klugerman revient à la surface.

— Ah oui, Klugerman.

Le type au Nouveau Mexique, protégé par des Navajos, comme dans un film de ….

Après tout, rien de mieux que de se changer les idées quand on est confronté à un problème qui ne se laisse pas faire. Le soleil du Nouveau Mexique et, qui sait, une révélation sortie du cerveau d’un cinglé, la cerise sur une mission impossible. Mais… dans quel guêpier Dufour le menteur, voire Dufour le voleur va-t-il m’envoyer ? Si je vais le voir pour parler de la lettre ça ne servira à rien certainement, qui a menti mentira. Et que va-t-il faire de la lettre pendant que j’aurai le dos tourné ? À moins que…

— Vous êtes partant ? Ou je dois trouver quelqu’un d’autre ?

— Non, j’aime les missions impossibles, j’accepte mais à une condition.

— Laquelle ?

— Le mieux serait de se voir, disons demain, ça vous va ?

— Hmmm, pourquoi pas, venez donc chez moi pour en parler.

— Je préfère le « Tatillon », ce n’est pas loin de chez vous.

— Ok, réservez-donc pour 20h.

Je compte bien me faire inviter, car j’ai au fond de moi la sensation que l’argent de Dufour mérite d’être dépensée par moi et pourquoi pas commencer demain ?

Le « Tatillon » est le seul endroit au monde où Les Trois Viandes AuX Cinq Saveurs vous transportent dans une dimension d’extase indiscible, transformant une soirée banale en cérémonie initiatique d’où vous ressortez transfiguré pour toujours. Vous pouvez même commencer par une mise en bouche diabolique constituée d’un tartare de veau assaisonné d’épices magiques. La dernière fois que j’y suis allé c’était avec ma petite famille pour fêter les diplômes du fiston.

Je réserve donc pour le lendemain et ensuite j’appelle un autre de mes collaborateurs occasionnels dont je vais avoir besoin. Mes mercenaires ne sont peut-être pas salariés par une maison comme PIP mais on travaille toujours très bien ensemble. En plus on est amis.

Tran Van Dong est un garçon qui sort de l’ordinaire pour plusieurs raisons. Il porte le même nom que son grand-père vietnamien auteur du coup d’état contre Diem, du temps des français. Sans doute influencé par celui-ci, son respect de la Loi peut être remis en question sous l’effet de la nécessité. En cela il me rappelle ma grand-mère qui a toujours gardé un révolver chargé dans sa table de nuit, elle disait que le cambrioleur qui entrerait par la fenêtre, ce n’était pas la Loi qui le neutraliserait. Mais n’allez pas croire qu’il était mauvais citoyen car jamais je ne m’associerai avec un délinquant, dans mon métier la respectabilité est primordiale. Il a fondé un conglomérat qui porte son nom et qui emploie la totalité de sa famille. C’est comme un Chaebol sud coréen, les activités y sont nombreuses: commerce, transports, services techniques, nettoyage et opérations boursières. Il est toujours disponible pour moi. Sacré avantage ! Il décroche tout de suite et après de brefs échanges de politesse, je lui donne mes consignes. Dufour ne saura pas que le budget qu’il va devoir m’attribuer pour aller au Nouveau Mexique va devenir aussi. celui qui servira à rétribuer Tran.

Le « Tatillon » est bien plus stylé que le … de Fulham dans le sens que le personnel est plus discret dans ses attentions. J’ai demandé une table dans un coin pour pouvoir conspirer à l’aise. Dufour, du fait de sa santé vacillante, ne peut guère faire honneur à la spécialité de la maison, qu’il picore quand-même pour ne pas créer de malaise, de même qu’il boit quelques gouttes du Croze Hermitage que je ne peux quand-même pas finir tout seul.

— Quelle est-elle cette condition ?

Je sors un contrat.

— Je m’engage à tout faire pour répondre à votre demande, mais vous, de votre côté, vous devez vous engager à ne pas vous retourner contre moi si j’échoue.

— Mais vous n’échouerez pas, n’est-ce pas ?

— Tout peut arriver.

— Je comprends.

— Alors nous pouvons signer.

Pas d’hésitation dans son geste. Ça ne lui pose pas de problème.

— Maintenant, parlez-moi de Klugerman.

Il empoigne une petite cuillère pour se mettre à jouer avec le duo litchies-framboises qu’il n’a pas entamé. Pendant ce temps je mets une partie du contenu de la bouteille de vin dans mon verre avec l’objectif de le transvaser dans mon gosier dans moins d’une heure.

— C’était un type exceptionnel.

— Pourquoi « c’était » ? Il est toujours vivant non ?

— Oui, vous avez raison, il doit toujours être aussi brillant, que dis-je exceptionnellement brillant, en fait c’était heu… c’est un génie, et je peux vous assurer qu’il n’existe pas grand monde que je qualifierais ainsi en dehors de lui.

— Et vous avez une idée du genre de cogitations qu’il pourrait avoir dans la tête ?

— Difficile à dire, mais on sait, enfin il y en a qui pensent savoir qu’il a changé de sujet d’étude, il est passé à la philosophie des sciences.

— Et ceux qui pensent ça, pensent encore autre chose ?

— Oui, mais sous réserve, ils pensent qu’il s’est mis aux mathématiques en un temps record.

— Quelle branche des mathématiques ?

— Il se serait intéressé à la conjecture de Riemann avec, sans doute l’idée de la démontrer. Quand une conjecture est démontrée, elle devient un théorème. La conjecture généralisée de Riemann est l’une des plus attirantes pour les mathématiciens du monde entier, mais elle reste une conjecture et jusqu’ici personne n’a réussi à démontrer qu’elle est vraie ou fausse. Mais deux chercheurs, Miller et Bach, ont trouvé que si l’hypothèse de Riemann est vraie alors l’algorithme qu’ils ont inventé ne peut jamais se tromper. C’est un algorithme qui est très utilisé dans les ordinateurs dans tous les domaines. Il est d’une grande efficacité pour trouver les nombres premiers en « temps polynomial » c’est à dire rapidement. Donc pour résumer: si la conjecture de Riemann généralisée est vraie, l’algorithme de Miller et Bach ne peut pas se tromper. Vous comprenez pourquoi le monde des mathématiciens est quelque peu obsédée par la conjecture de Riemann. À la fois parce que les conséquences seraient essentielles en informatique mais aussi parce que réussir la démonstration transforme son auteur en héros. Et Klugermann avec sa tête de génie… allez savoir…

— Mais, c’est une mission impossible que vous me demandez-là. S’il ne veut voir personne, il ne voudra pas me voir.

— Je sais, mais je vous demande d’essayer quand-même.

— Moi je veux bien, je ne connais pas le Nouveau Mexique et ça me plairait bien d’aller y voir avec mes yeux les paysages et les gens.

— Moi avec ma santé…

— Oui ce serait un gros effort de faire le voyage.

— Exactement.

— Heu…

— Oui ?

— Il faut que je vous dise une chose.

— Allez-y on est là pour ça.

— Dans mon métier, je m’impose une règle que je ne transgresse jamais volontairement. Il se peut que les circonstances m’apportent la réponse, mais je ne la cherche jamais de mon propre chef.

— De quelle réponse s’agit-il ?

— Il s’agit de la réponse à la question « quelle est la motivation de mon client ? ».

— Ah… vous voulez savoir pourquoi je vous demande de faire un truc aussi bizarre ?

— Oh, j’en ai fait pas mal des trucs bizarres et… non… je ne veux pas savoir…

— Si vous ne savez pas, il va vous rester un grumeau dans la tête qui va vous embarrasser. L’incertitude est un puissant poison. Je le sais très bien.

— Vous n’êtes pas obligé et moi je suis tenu par mon code déontologique.

— J’ai travaillé sur de nombreux sujets dans ma carrière et j’ai écrit de nombreux livres, comme entube ton prochain… mais depuis entube vous voulez savoir combien j’en ai écrit ?

— Dites.

— Trois. Trois de plus, j’ai une facilité d’écriture qui me surprend encore et pourtant ça fait longtemps. Le problème c’est mon éditeur.

— Vous avez du mal à vendre ?

— Dans le mille, vous avez mis dans le mille. Si j’écris encore un livre qui se vend aussi mal que le dernier, mon éditeur ne m’édite plus.

— Je vois et si je vous rapporte une idée du génial Klugelman, ça pourra donner matière à un livre qui fera un carton.

— On ne peut rien vous cacher.

— Remarquez, comme il est quasi certain que je ne le verrai pas et que ne reviendrai pas avec une idée géniale dans ma valise, je pourrai vous raconter mon expédition à partir de quoi vous écrivez votre livre.

— Oui mais mon éditeur n’en voudra pas.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il n’édite que des essais de sciences humaines.

 

Dufour m’invite, comme prévu, mais je ne peux m’empêcher d’éprouver un peu de compassion pour ce bonhomme en mauvaise santé physique et éditoriale. en le voyant chercher sa carte de crédit dans le portefeuille niché dans sa poche intérieure. Mais je crois que mon émotion provient aussi d’un autre constat: s’il veux s’approprier les idées des autres c’est parce que lui-même n’en a plus. C’est triste un intellectuel qui manque d’idées. C’est aussi triste qu’un politicien qui manque d’ambition. Ou qu’un cueilleur de champignons qui ne sais plus où sont les coins où ils poussent.

 

Je le raccompagne jusqu’à sa porte et lui souhaite bonne nuit.

Dans la nuit de la petite rue du 14ème arrondissement, j’empoigne mon portable pour prendre connaissance du message arrivé pendant que nous étions au restaurant. C’est Tran. Son message est succinct puisqu’il se compose d’un main avec le pouce dirigé vers le haut. Autrement dit, l’expédition de Tran, dans l’appartement de Dufour, au moment où nous étions au « Tatillon » s’est conclue par un succès. Il a trouvé ce que je lui ai demandé de trouver: la lettre de Mandeville.

Je file vers les Olympiades dans le 13ème arrondissement pour le rencontrer dans ses bureaux, quelque part dans les sous-sols sous la dalle.

— Tu as trouvé ?

— Oui mais c’est un malin ton type.

— Je sais mais pourquoi tu dis ça.

— Il a fait comme dans « la lettre volée ».

— La nouvelle d’Edgar Poe.

— Oui où l’on voit que la meilleure cachette pour un objet c’est de le laisser en évidence.

— Il a fait ça ?

— Oui, il ne pouvait pas savoir que moi aussi j’ai lu la nouvelle.

— Elle était où ?

— Devine.

— Sur son bureau ?

— Non.

— Sa table ?

— Non.

— Son lit ?

— Non.

— Derrière sa chasse d’eau.

— Non.

— Ok dis-moi.

— Son frigo.

— Son frigo ?

— Oui, collée sur la porte avec un magnet KFC.

— Un aimant.

— C’est pareil.

 

Tran me remet la lettre qu’il a glissée dans une enveloppe scellée en silicone renforcé histoire de conclure sa mission en mode « clean et carré ».Tran est un perfectionniste qui proclame volontiers qu’un travail mal fait déshonore son auteur, il faut être « clean et carré ».

Je repars chez moi avec le précieux document dans ma poche.

Une fois dans ma cuisine, je fais chauffer l’eau d’un thé vert japonais, je m’assieds devant la table, je regarde le frigo avec un sourire et je pose l’enveloppe sur la table.

J’attends que le thé soit prêt pour le boire et ouvrir la missive. Après la première gorgée, je prends l’enveloppe, la décèle et attrape la précieuse lettre entre le pouce et l’index préalablement lavés.

Je déploie la lettre de papier ancien recouvert d’une écriture à la plume d’une encre ancienne aussi et… et… je découvre une réponse fort enjouée du Général de Gaulle à André Malraux pour l’envoi de esquisse d’une psychologie du cinéma et pour lequel il le remercie.

Et il lui promet qu’il va le lire.

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Un bon roman, c'est plus qu'un plaisir, c'est un nécessite (Michel Houelbecq)

Publié le 1 Septembre 2022 par Colonel Spontini

Un bon roman, c'est plus qu'un plaisir, c'est un nécessite (Michel Houelbecq)

J’ai toujours été surpris qu’on honore les écrivains. Avec une constance regrettable, les meilleurs auteurs s’accordent à nous décrire un monde sans espoir, ravagé par le malheur, peuplé d’êtres humains le plus souvent médiocres, et parfois ouvertement méchants. Dans ce monde, le bonheur, la vertu et l’amour n’ont pas leur place, ils ne sont pas chez eux ; ils n’apparaissent que comme des îlots surprenants, presque miraculeux, au milieu d’un océan de souffrance, d’indifférence et de mal.

Pire encore, les auteurs eux-mêmes sont très souvent obsédés sexuels, parfois pédophiles, presque toujours alcooliques, et parfois utilisateurs d’autres drogues encore plus dangereuses ; je suis par exemple pour ma part, depuis plus de quarante ans, un fumeur lourdement dépendant. S’ils ont besoin de tout ça pour parvenir à supporter l’existence, c’est que la vision du monde qui est la leur — et qu’ils tentent, de leur mieux,de nous faire partager — est une vision de désolation et d’épouvante

Dans ces conditions, est-il vraiment légitime de récompenser ces gens, et de les désigner à l’admiration des populations? Oui.

La littérature ne contribue nullement à l’augmentation des connaissances, pas davantage au progrès moral humain ; mais elle contribue de manière significative au bien-être humain, et cela d’une manière à laquelle ne peut prétendre aucun autre art.

Je vais être obligé de faire des remarques détachées, assez indépendantes, pour vous expliquer comment j’en suis parvenu à cette conviction.

Comme la plupart des gens, j’ai découvert le plaisir avant de découvrir la souffrance. Pour les enfants, le plaisir le plus courant est la gourmandise ; je n’étais pas un enfant très gourmand. Un peu plus tard, j’ai découvert la sexualité ; là, par contre, j’ai tout de suite beaucoup aimé. Et, ensuite, c’est à peu près tout ; aucune autre découverte majeure à signaler.

Ça n’a rien à voir avec mon sujet, mais quand même, c’est étonnant: depuis des millénaires, l’ingéniosité humaine s’emploie à créer de nouveaux objets, de nouveaux produits ; depuis plusieurs siècles, elle s’appuie sur l’industrie et sur le capitalisme, ce qui a beaucoup accéléré le processus. Jamais elle n’a réussi à produire quoi que ce soit qui s’approche même de très loin, qui arrive à la cheville de la sexualité qui vous est donnée par la simple existence de votre corps.

Pourtant la sexualité, et plus encore la gourmandise, ne touche que des zones restreintes du corps humain ; la souffrance par contre, que l’on découvre en général plus tard, et que l’on connaît de mieux en mieux à mesure que l’on avance en âge, peut s’attaquer à n’importe quelle partie du corps, la variété des souffrances endurées est très grande ; il n’y a malheureusement aucun doute: la souffrance est plus riche, plus variée que le plaisir.

Je ne crois pas à la peur de la mort. Je rappelle le raisonnement d’Épicure: quand nous sommes, la mort n’est pas, et quand la mort est, nous ne sommes plus ; nous ne rencontrerons jamais la mort, nous n’avons rien de commun avec elle. Ce raisonnement est simple, il est convaincant et exact. La seule peur que nous puissions avoir, c’est celle de la mort des autres, de ceux qui nous sont chers. Et la seule peur que nous ayons pour notre propre compte, c’est la peur de la souffrance.

La Révolution française a été d’une férocité épouvantable ; à certaines périodes, on a littéralement guillotiné à la chaîne. Ma thèse est que, dans la file de ceux qui «attendaient à leur tour», comme dit Pascal, aucun n’avait peur de la mort, d’autant moins que presque tous, à l’époque, étaient catholiques, et persuadés qu’ils allaient rejoindre aussitôt leur Créateur. Par contre, tous avaient peur de ce moment terrifiant, ce moment inédit où la lame allait trancher leur cou, jusqu’à ce que leur tête se sépare de leur corps.

Eh bien, dans la file de ceux qui «attendaient à leur tour», un bon nombre lisaient ; et, parmi ceux qui lisaient, de nombreux témoignages l’attestent, certains, juste avant d’être saisis par les aides du bourreau pour être traînés à l’échafaud, ont placé le signet à la page exacte où ils en étaient restés — tous les livres, à l’époque, avaient des signets.

Qu’est-ce que ça veut dire, dans ces circonstances, de placer le signet? Ça ne peut vouloir dire qu’une seule chose, c’est qu’au moment où il lisait, le lecteur était tellement plongé dans son livre qu’il avait complètement oublié qu’il serait décapité dans quelques minutes.

Quoi d’autre qu’un bon roman pourrait produire cet effet? Rien.

Il y a peu de chances qu’une nouvelle Révolution française se produise dans un futur proche, malgré l’existence de Jean-Luc Mélenchon. Mais il y a une autre situation, assez angoissante elle aussi, qui s’est beaucoup développée depuis un siècle, et qui est appelée à se développer encore: celle des examens médicaux. Il y a un siècle, on n’avait que la radiographie, les rayons X ; maintenant on a le scanner, l’IRM, et d’autres choses encore, plus récentes. C’est très bien ; la médecine progresse. Mais les individus se trouvent confrontés, et de plus en plus fréquemment à mesure qu’ils avancent en âge, à des situations où ils attendent le résultat d’examens dont va dépendre leur vie pendant les prochains mois, voire les prochaines années, et dont va peut-être dépendre, aussi, le temps qui leur reste à vivre.

On est là, dans la salle d’attente, peut-être une heure, peut-être deux, c’est normal, les médecins ont besoin de temps pour interpréter les résultats.

Qu’est-ce qu’on peut faire, dans une telle situation? Exactement la même chose que faisaient les aristocrates condamnés à la guillotine: lire.

La musique ne convient pas, la musique fait trop intervenir le corps, qu’on cherche justement à oublier. Les arts plastiques sont complètement hors sujet. Et le cinéma, même s’il s’agit d’un thriller passionnant, ne suffit pas tout à fait non plus.

Il faut un livre, donc ; mais c’est encore plus difficile que ça: tous les livres ne sont pas adaptés. Ni la philosophie, ni la poésie ne peuvent faire l’affaire. Une pièce de théâtre, oui, à la rigueur ; mais le mieux, c’est quand même d’avoir un bon roman sous la main. Il faut de toute façon impérativement une narration, et de préférence une fiction, la biographie n’atteint jamais à la puissance du roman.

Quand j’étais jeune, je pensais que la poésie était un genre littéraire supérieur à tous les autres ; je le pense encore d’ailleurs, dans une certaine mesure. Il est vrai que l’association du son et du sens, auquel s’ajoute parfois l’évocation de certaines images, donne des résultats incommensurables à toute autre production littéraire.

Alors oui, je continue à penser que la poésie est ce qu’il y a de plus beau ; mais j’en suis venu à penser que le roman est ce qu’il y a de plus nécessaire.

Dans mon dernier roman, Anéantir, le personnage principal se trouve à la fin dans une situation extrêmement angoissante. Il est atteint par un cancer, et pour avoir une chance de survivre, il doit se soumettre à des opérations mutilantes, tellement mutilantes que les chirurgiens hésitent à lui proposer.

Mais c’est dans une autre circonstance de son traitement, pas spécialement angoissante, juste physiquement pénible, qu’il redécouvre les bienfaits du roman. Il doit subir des perfusions pendant quatre à six heures ; et pour oublier la perfusion, pour éviter d’être constamment envahi par le désir de l’arracher, ce qu’il trouve de mieux à faire, c’est de lire Conan Doyle.

Je rappelle rapidement que Conan Doyle est un auteur anglais, qui a écrit à mon avis beaucoup de très bonnes choses, mais dont l’œuvre la plus célèbre est sans aucun doute le cycle de nouvelles mettant en scène Sherlock Holmes.

Là, je voudrais attirer votre attention sur un point, parce que ce choix de Conan Doyle pourrait prêter à confusion. On pourrait croire que la qualité la plus importante d’un roman qui doit aider à s’évader d’une situation mentalement pénible — perfusion longue, attente d’un résultat d’examens — c’est d’être ce que les Anglo-Saxons appellent un «page-turner», c’est-à-dire un livre tellement captivant qu’on a beaucoup de mal à s’arracher à sa lecture.

C’est une qualité importante, très importante, c’est vrai ; mais je ne crois pas que ce soit la plus importante.

Je vous invite à une expérience simple. Allez à la plage, un bel après-midi d’été. Plongez-vous dans une nouvelle de Sherlock Holmes. En moins d’une page, si Conan Doyle en a décidé ainsi, vous vous trouverez plongé à Londres, par une nuit d’hiver froide et pluvieuse, alors que la brume envahit les rues, ou peut-être dans l’appartement de Baker Street, où le poêle à charbon ronronne doucement. Conan Doyle nous transporte où il veut, quand il veut, et dans l’intimité des personnages qu’il a choisis. Et il lui faut, réellement, moins d’une page.

On pourrait attendre d’une lectio magistralis que je vous indique comment il fait, quels sont les détails pertinents qui transportent le lecteur dans le monde que l’auteur a créé. Mais en réalité non. Tous les écrivains n’ont pas la même méthode, simplement déjà parce que leurs univers perceptifs sont différents.

On pourrait alors s’attendre à ce qu’un écrivain se livre à l’exercice sur une page de ses propres livres, ce serait ce qu’on appelle des travaux pratiques. Mais en réalité non. On ne peut pas, parce que la réflexion consciente ne joue aucun rôle, on sent au moment où on écrit ce qui est important, mais on l’oublie aussitôt, dès qu’on est passé à une autre page. Parfois on le retrouve, en se relisant, des années plus tard, on se dit: tiens, tel ou tel détail n’est pas mal ; mais c’est exactement comme si le livre avait été écrit par quelqu’un d’autre.

Il est donc en général inutile, lorsqu’on se demande pourquoi certaines pages sont de la bonne littérature, de demander une explication à l’auteur ; il n’en sait rien. Il vaut beaucoup mieux laisser à l’universitaire le soin de repérer les détails importants, les idiosyncrasies, les méthodes.

Je suis certes un auteur, mais je suis surtout, dans ma vie, un lecteur ; j’aurai passé beaucoup plus de temps à lire qu’à écrire. Et ma vie de lecteur, contrairement à ma vie d’auteur, m’a conduit à certaines conclusions définitives, qui seront celles de ce bref discours.

La raison d’être fondamentale de la littérature romanesque, c’est que l’homme a en général un cerveau beaucoup trop compliqué, beaucoup trop riche pour l’existence qu’il est appelé à mener. La fiction, pour lui, n’est pas seulement un plaisir ; c’est un besoin. Il a besoin d’autres vies, différentes de la sienne, simplement parce que la sienne ne lui suffit pas. Ces autres vies n’ont pas forcément besoin d’être intéressantes ; elles peuvent être parfaitement mornes. Elles peuvent comporter beaucoup d’événements, de grande ampleur ; elles peuvent n’en comporter aucun. Elles n’ont pas forcément besoin d’être exotiques ; elles peuvent se dérouler il y a cinq siècles, dans un continent différent ; elles peuvent se dérouler dans l’immeuble d’à côté. La seule chose importante, c’est qu’elles soient autres.

Ce besoin d’autres vies est peut-être politique, au sens large ; mais aucune solution politique valable ne semble, jusqu’à présent, avoir été proposée. Je crois plus probable qu’il soit, avant tout, intime, physique, émotionnel ; mais, là non plus, aucune solution pertinente ne semble s’être dégagée.

Je ne crois pas du tout qu’il passe par le virtuel ni les métavers ; tout ça, c’est du flan. La vérité est que la littérature reste la seule, jusqu’à présent, à faire le travail.

Bien entendu, ce besoin d’autres vies atteint son maximum d’intensité lorsque les circonstances de sa propre vie deviennent douloureuses et pénibles. C’est pourquoi, malgré tout ce que je disais au début, il est peut-être justifié d’honorer les romanciers.

 

Michel Houelbecq lors d'une conférence en Sicile

Copyright Le Figaro

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