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Colonel Spontini

Pourquoi le pouvoir dirait-il la vérité ?

Un bon roman, c'est plus qu'un plaisir, c'est un nécessite (Michel Houelbecq)

Publié le 1 Septembre 2022 par Colonel Spontini

Un bon roman, c'est plus qu'un plaisir, c'est un nécessite (Michel Houelbecq)

J’ai toujours été surpris qu’on honore les écrivains. Avec une constance regrettable, les meilleurs auteurs s’accordent à nous décrire un monde sans espoir, ravagé par le malheur, peuplé d’êtres humains le plus souvent médiocres, et parfois ouvertement méchants. Dans ce monde, le bonheur, la vertu et l’amour n’ont pas leur place, ils ne sont pas chez eux ; ils n’apparaissent que comme des îlots surprenants, presque miraculeux, au milieu d’un océan de souffrance, d’indifférence et de mal.

Pire encore, les auteurs eux-mêmes sont très souvent obsédés sexuels, parfois pédophiles, presque toujours alcooliques, et parfois utilisateurs d’autres drogues encore plus dangereuses ; je suis par exemple pour ma part, depuis plus de quarante ans, un fumeur lourdement dépendant. S’ils ont besoin de tout ça pour parvenir à supporter l’existence, c’est que la vision du monde qui est la leur — et qu’ils tentent, de leur mieux,de nous faire partager — est une vision de désolation et d’épouvante

Dans ces conditions, est-il vraiment légitime de récompenser ces gens, et de les désigner à l’admiration des populations? Oui.

La littérature ne contribue nullement à l’augmentation des connaissances, pas davantage au progrès moral humain ; mais elle contribue de manière significative au bien-être humain, et cela d’une manière à laquelle ne peut prétendre aucun autre art.

Je vais être obligé de faire des remarques détachées, assez indépendantes, pour vous expliquer comment j’en suis parvenu à cette conviction.

Comme la plupart des gens, j’ai découvert le plaisir avant de découvrir la souffrance. Pour les enfants, le plaisir le plus courant est la gourmandise ; je n’étais pas un enfant très gourmand. Un peu plus tard, j’ai découvert la sexualité ; là, par contre, j’ai tout de suite beaucoup aimé. Et, ensuite, c’est à peu près tout ; aucune autre découverte majeure à signaler.

Ça n’a rien à voir avec mon sujet, mais quand même, c’est étonnant: depuis des millénaires, l’ingéniosité humaine s’emploie à créer de nouveaux objets, de nouveaux produits ; depuis plusieurs siècles, elle s’appuie sur l’industrie et sur le capitalisme, ce qui a beaucoup accéléré le processus. Jamais elle n’a réussi à produire quoi que ce soit qui s’approche même de très loin, qui arrive à la cheville de la sexualité qui vous est donnée par la simple existence de votre corps.

Pourtant la sexualité, et plus encore la gourmandise, ne touche que des zones restreintes du corps humain ; la souffrance par contre, que l’on découvre en général plus tard, et que l’on connaît de mieux en mieux à mesure que l’on avance en âge, peut s’attaquer à n’importe quelle partie du corps, la variété des souffrances endurées est très grande ; il n’y a malheureusement aucun doute: la souffrance est plus riche, plus variée que le plaisir.

Je ne crois pas à la peur de la mort. Je rappelle le raisonnement d’Épicure: quand nous sommes, la mort n’est pas, et quand la mort est, nous ne sommes plus ; nous ne rencontrerons jamais la mort, nous n’avons rien de commun avec elle. Ce raisonnement est simple, il est convaincant et exact. La seule peur que nous puissions avoir, c’est celle de la mort des autres, de ceux qui nous sont chers. Et la seule peur que nous ayons pour notre propre compte, c’est la peur de la souffrance.

La Révolution française a été d’une férocité épouvantable ; à certaines périodes, on a littéralement guillotiné à la chaîne. Ma thèse est que, dans la file de ceux qui «attendaient à leur tour», comme dit Pascal, aucun n’avait peur de la mort, d’autant moins que presque tous, à l’époque, étaient catholiques, et persuadés qu’ils allaient rejoindre aussitôt leur Créateur. Par contre, tous avaient peur de ce moment terrifiant, ce moment inédit où la lame allait trancher leur cou, jusqu’à ce que leur tête se sépare de leur corps.

Eh bien, dans la file de ceux qui «attendaient à leur tour», un bon nombre lisaient ; et, parmi ceux qui lisaient, de nombreux témoignages l’attestent, certains, juste avant d’être saisis par les aides du bourreau pour être traînés à l’échafaud, ont placé le signet à la page exacte où ils en étaient restés — tous les livres, à l’époque, avaient des signets.

Qu’est-ce que ça veut dire, dans ces circonstances, de placer le signet? Ça ne peut vouloir dire qu’une seule chose, c’est qu’au moment où il lisait, le lecteur était tellement plongé dans son livre qu’il avait complètement oublié qu’il serait décapité dans quelques minutes.

Quoi d’autre qu’un bon roman pourrait produire cet effet? Rien.

Il y a peu de chances qu’une nouvelle Révolution française se produise dans un futur proche, malgré l’existence de Jean-Luc Mélenchon. Mais il y a une autre situation, assez angoissante elle aussi, qui s’est beaucoup développée depuis un siècle, et qui est appelée à se développer encore: celle des examens médicaux. Il y a un siècle, on n’avait que la radiographie, les rayons X ; maintenant on a le scanner, l’IRM, et d’autres choses encore, plus récentes. C’est très bien ; la médecine progresse. Mais les individus se trouvent confrontés, et de plus en plus fréquemment à mesure qu’ils avancent en âge, à des situations où ils attendent le résultat d’examens dont va dépendre leur vie pendant les prochains mois, voire les prochaines années, et dont va peut-être dépendre, aussi, le temps qui leur reste à vivre.

On est là, dans la salle d’attente, peut-être une heure, peut-être deux, c’est normal, les médecins ont besoin de temps pour interpréter les résultats.

Qu’est-ce qu’on peut faire, dans une telle situation? Exactement la même chose que faisaient les aristocrates condamnés à la guillotine: lire.

La musique ne convient pas, la musique fait trop intervenir le corps, qu’on cherche justement à oublier. Les arts plastiques sont complètement hors sujet. Et le cinéma, même s’il s’agit d’un thriller passionnant, ne suffit pas tout à fait non plus.

Il faut un livre, donc ; mais c’est encore plus difficile que ça: tous les livres ne sont pas adaptés. Ni la philosophie, ni la poésie ne peuvent faire l’affaire. Une pièce de théâtre, oui, à la rigueur ; mais le mieux, c’est quand même d’avoir un bon roman sous la main. Il faut de toute façon impérativement une narration, et de préférence une fiction, la biographie n’atteint jamais à la puissance du roman.

Quand j’étais jeune, je pensais que la poésie était un genre littéraire supérieur à tous les autres ; je le pense encore d’ailleurs, dans une certaine mesure. Il est vrai que l’association du son et du sens, auquel s’ajoute parfois l’évocation de certaines images, donne des résultats incommensurables à toute autre production littéraire.

Alors oui, je continue à penser que la poésie est ce qu’il y a de plus beau ; mais j’en suis venu à penser que le roman est ce qu’il y a de plus nécessaire.

Dans mon dernier roman, Anéantir, le personnage principal se trouve à la fin dans une situation extrêmement angoissante. Il est atteint par un cancer, et pour avoir une chance de survivre, il doit se soumettre à des opérations mutilantes, tellement mutilantes que les chirurgiens hésitent à lui proposer.

Mais c’est dans une autre circonstance de son traitement, pas spécialement angoissante, juste physiquement pénible, qu’il redécouvre les bienfaits du roman. Il doit subir des perfusions pendant quatre à six heures ; et pour oublier la perfusion, pour éviter d’être constamment envahi par le désir de l’arracher, ce qu’il trouve de mieux à faire, c’est de lire Conan Doyle.

Je rappelle rapidement que Conan Doyle est un auteur anglais, qui a écrit à mon avis beaucoup de très bonnes choses, mais dont l’œuvre la plus célèbre est sans aucun doute le cycle de nouvelles mettant en scène Sherlock Holmes.

Là, je voudrais attirer votre attention sur un point, parce que ce choix de Conan Doyle pourrait prêter à confusion. On pourrait croire que la qualité la plus importante d’un roman qui doit aider à s’évader d’une situation mentalement pénible — perfusion longue, attente d’un résultat d’examens — c’est d’être ce que les Anglo-Saxons appellent un «page-turner», c’est-à-dire un livre tellement captivant qu’on a beaucoup de mal à s’arracher à sa lecture.

C’est une qualité importante, très importante, c’est vrai ; mais je ne crois pas que ce soit la plus importante.

Je vous invite à une expérience simple. Allez à la plage, un bel après-midi d’été. Plongez-vous dans une nouvelle de Sherlock Holmes. En moins d’une page, si Conan Doyle en a décidé ainsi, vous vous trouverez plongé à Londres, par une nuit d’hiver froide et pluvieuse, alors que la brume envahit les rues, ou peut-être dans l’appartement de Baker Street, où le poêle à charbon ronronne doucement. Conan Doyle nous transporte où il veut, quand il veut, et dans l’intimité des personnages qu’il a choisis. Et il lui faut, réellement, moins d’une page.

On pourrait attendre d’une lectio magistralis que je vous indique comment il fait, quels sont les détails pertinents qui transportent le lecteur dans le monde que l’auteur a créé. Mais en réalité non. Tous les écrivains n’ont pas la même méthode, simplement déjà parce que leurs univers perceptifs sont différents.

On pourrait alors s’attendre à ce qu’un écrivain se livre à l’exercice sur une page de ses propres livres, ce serait ce qu’on appelle des travaux pratiques. Mais en réalité non. On ne peut pas, parce que la réflexion consciente ne joue aucun rôle, on sent au moment où on écrit ce qui est important, mais on l’oublie aussitôt, dès qu’on est passé à une autre page. Parfois on le retrouve, en se relisant, des années plus tard, on se dit: tiens, tel ou tel détail n’est pas mal ; mais c’est exactement comme si le livre avait été écrit par quelqu’un d’autre.

Il est donc en général inutile, lorsqu’on se demande pourquoi certaines pages sont de la bonne littérature, de demander une explication à l’auteur ; il n’en sait rien. Il vaut beaucoup mieux laisser à l’universitaire le soin de repérer les détails importants, les idiosyncrasies, les méthodes.

Je suis certes un auteur, mais je suis surtout, dans ma vie, un lecteur ; j’aurai passé beaucoup plus de temps à lire qu’à écrire. Et ma vie de lecteur, contrairement à ma vie d’auteur, m’a conduit à certaines conclusions définitives, qui seront celles de ce bref discours.

La raison d’être fondamentale de la littérature romanesque, c’est que l’homme a en général un cerveau beaucoup trop compliqué, beaucoup trop riche pour l’existence qu’il est appelé à mener. La fiction, pour lui, n’est pas seulement un plaisir ; c’est un besoin. Il a besoin d’autres vies, différentes de la sienne, simplement parce que la sienne ne lui suffit pas. Ces autres vies n’ont pas forcément besoin d’être intéressantes ; elles peuvent être parfaitement mornes. Elles peuvent comporter beaucoup d’événements, de grande ampleur ; elles peuvent n’en comporter aucun. Elles n’ont pas forcément besoin d’être exotiques ; elles peuvent se dérouler il y a cinq siècles, dans un continent différent ; elles peuvent se dérouler dans l’immeuble d’à côté. La seule chose importante, c’est qu’elles soient autres.

Ce besoin d’autres vies est peut-être politique, au sens large ; mais aucune solution politique valable ne semble, jusqu’à présent, avoir été proposée. Je crois plus probable qu’il soit, avant tout, intime, physique, émotionnel ; mais, là non plus, aucune solution pertinente ne semble s’être dégagée.

Je ne crois pas du tout qu’il passe par le virtuel ni les métavers ; tout ça, c’est du flan. La vérité est que la littérature reste la seule, jusqu’à présent, à faire le travail.

Bien entendu, ce besoin d’autres vies atteint son maximum d’intensité lorsque les circonstances de sa propre vie deviennent douloureuses et pénibles. C’est pourquoi, malgré tout ce que je disais au début, il est peut-être justifié d’honorer les romanciers.

 

Michel Houelbecq lors d'une conférence en Sicile

Copyright Le Figaro

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