15
Il faut bien reconnaître que, dans l’histoire de France, les défaites militaires sont plus nombreuses que les victoires
Je suis dans le pickup d’Askook, assis à sa droite, en train de regarder défiler le paysage composé de sable durci de couleur ocre, la même couleurs que les reliefs qui nous entourent. Inutile de chercher du vert, il n’y en a pas, aucune végétation à part quelques minuscules excroissances grisâtres que je prends pour des cactus. Je ne demande pas à mon chauffeur, il ne m’a pas adressé la parole une seule fois. À son arrivée, tout-à-l’heure, il a esquissé un hochement de la tête mais peut-être ai-je mal vu, avec mes lunettes de soleil. Helen, elle m’a salué avec des mots encourageants et puis, maintenant, je suis là sur la banquette avant du pickup beige et brun d’Askook. Nous soulevons de la poussière sans doute visible de très loin, mais si l’arrière en est brouillé, la vue à l’avant est d’une précision tout en netteté. Basses pressions sans doute, plus un soleil à l’ombre duquel aucun détail ne peut échapper.
En 1872, Jean Evangélie Bruneloo se trouvait à Tripoli pour le compte de la Société de Géographie Humaine, en train de préparer une expédition exploratoire vers le sud. Il comptait sur une caravane prévue pour un départ prochain. Son journal est plein de découvertes surprenantes et d’émerveillements innombrables, mais ses lettres à sa femme révèlent un aspect moins enthousiasmant de ses aventures, il emploie des expressions comme « ennui sidéral » ou « désespoir définitif » et encore « serai-je la prochaine victime de la fièvre ou des brigands ? ». Heureusement que personne ne lui avait dit qu’on avait perdu la guerre contre les prussiens. De retour au pays, trois ans plus tard, il découvrit, non sans stupeur, qu’il était devenu citoyen de la III ème république. Devant une salle comble, il fit une conférence et, inspiré par sa chance ?, il déploya des trésors rhétoriques pour enluminer ses descriptions du désert, stimulant ainsi, un désir intense, chez ses auditeurs, d’aller sur place pour jouir d’un si beau décor.
Je regarde le décors et je me demande comment faire pour rendre excitant un spectacle aussi monotone.
Au fur et à mesure que le temps passe, je dois me résigner à constater qu’aucune maison, aucun bâtiment n’apparaît nulle part ni aucun autre signe annonciateur de notre destination. Comme mon compagnon de route est muet et le restera même si je le questionne, je ne peux pas estimer le moins du monde quand nous arriverons, ni même si nous allons arriver, d’ailleurs de quoi serait capable Askook si je l’interrogeais ? Allez savoir ?
Tout cela me donne l’impression d’exister moins qu’avant, je me dis qu’en m’enfonçant ainsi dans le désert, dans le no man’s land, j’existe de moins en moins.
L’heure suivante est aussi intéressante que celle qui vient de passer puisqu’elles se ressemblent à quelqu’infimes détails près. Par exemple, les reliefs sur les côtés sont plus loin qu’avant. Intéressant non ? Le soleil a entamé sa descente vers l’horizon et le chemin poussiéreux sur lequel nous progressons s’est mis à grimper insensiblement. Il sinue sur d’amples lacets qui semblent avoir été tracés pour rompre la monotonie des cent kilomètres de ligne droite que nous venons de parcourir. Et puis soudain, dans l’une de ces courbes, identique aux autre, Askook arrête le pick-up. Il ouvre sa portière et descend. Il me regarde sans expression aucune, mais j’interprète cela comme une proposition de faire pareil. J’ouvre donc de mon côté et en viens à mettre les pieds dans la poussière alors que lui, est déjà en train de sortir ma valise de la benne arrière. Ensuite, il va tellement vite pour remonter derrière le volant et repartir que je reste à regarder comme un crétin. Au bout de quelques minutes, le son du moteur s’est estompé jusqu’à laisser place à un silence qui me glacerait s’il faisait moins chaud. Et je reste là à me demander à combien d’heures je peux estimer mon espérance de vie. Pourquoi m’a-t-il abandonné là ? Il n’y a rien de plus qu’avant et probablement qu’après aussi. De quoi vais-je trépasser ? Soleil ? Serpent ? Hyène ? Chacal ? Mes restes seront-ils dévorés par les vautours comme ceux du fugitif de l’autre jour ?
Alors que je suis en train de chercher un moyen d’écourter mon agonie, j’entends:
— Billy ?
Hein ! Billy ? Oui, au fait, c’est moi ! Qui m’a appelé ?
— Billy ?
Je scanne les alentours et c’est en haut d’une élévation de terrain que j’aperçois un bras dans une manche blanche avec une main au bout qui s’agite.
— Oui, c’est moi !
— Je m’en doute que c’est vous, à part vous, je n’aperçois personne d’autre.
Bêtement je vérifie les dires du type, car c’est un homme, pour constater, qu’en effet, il n’y a personne d’autre.
— Venez !
Comment « venez » ?
— Mais, il n’y a pas de chemin !
— Montez.
Je monte vers lui en faisant cahoter ma valise dans les cailloux. Faute de chemin, je navigue entre des touffes verdâtres et piquantes entourées de pierres tout aussi piquantes quoique de couleur brune et ocre. Il faut chercher le sol nu pour ne pas risquer de tomber. Trois cent mètres ainsi m’amènent devant un type plus grand qu’il n’en avait l’air de loin. Maigre, le cheveu dru et gris, le visage creusé, adouci par des yeux gris pleins d’intelligence. Il sourit et me souhaite la bienvenue.
— Klugerman je présume ?
— Bienvenu Billy, suivez-moi.
Comme je ne vois aucune maison, je suppose qu’il habite dans une grotte.
Mais nous ne nous dirigeons pas vers quelque concrétion rocheuse propice à l’existence d’une grotte. Nous progressons vers une légère proéminence ressemblant à une cloche fortement évasée, une cloche posée sur le sol après avoir reçu un grand coup de marteau géant.
Arrivés à cinquante mètres, il se retourne:
— Voici mon home sweet home.
Mon air ahuri le fait rire.
— Ah oui bien sûr.
Il tire un boîtier de sa poche et appuie sur un bouton. Une télécommande. Et je vois un mouvement lent dans le terrain. Une fine bande noire apparaît. Au milieu quelque chose de rond. Une sorte de sas. Nous approchons et c’est bien un sas qui se trouve là. De part et d’autre, la bande noire s’avère être une espèce de baie vitrée avec, me semble-t-il, des vitres fumées. Un autre bouton déclenche l’ouverture du sas et nous voilà dans une antichambre au formes arrondies, aux dimension particulièrement bien proportionnées et à l’atmosphère avenante.Une atmosphère que l’on ne trouve que dans les maisons saines, et les maisons saines sont rares. Cela fait surgir un souvenir enfoui depuis longtemps, celui de la visite d’une église romane en Beauce. Le sol était de sable et les dimensions importantes mais la sensation était la même.
— C’est mon frère qui a conçu cette demeure. Original n’est-ce pas ?
— C’est heu… c’est bien caché, dis-je bêtement.
— Invisible sur Google Earth et depuis n’importe quel autre satellite d’observation. Ça coûte cher la tranquillité.
— Vous avez fini de payer ?
— Ah ah ah ! C’est important, en effet, de posséder son toit quand on est en retraite. Oui, tout cela est bien à moi.
— Tant mieux pour vous.
Curieusement, mon intuition m’autorise cette familiarité somme toute incongrue. D’autant que mon hôte n’en est aucunement embarrassé.
— Asseyez-vous Billy, j’arrive.
Au fond de la pièce, une silhouette, auparavant immobile se met à chuchotter dans l’oreille de de Kluguerman. C’est Askook qui lui confie une information d’importance à en croire l’expression concentrée de son auditeur. Puis le Navajo disparaît par téléportation ou, du moins, d’une façon analogue. Klug disparaît aussi mais c’est pour aller à la cuisine d’où des bruits ménagers se font entendre. Il revient avec des bières et des verres. Il s’assied en face de moi avec un sourire:
— Bien Billy, maintenant vous allez me dire comment vous vous appellez.
— Heu… Léonard
Ce serait puéril de faire le Billy me dis-je, il en faut plus pour tromper un type comme Klug.
— Ne vous inquiètez pas Léonard, ce n’est pas parce que j’attendais un Billy américain que je ne vais pas garder un Léonard français, vous ferez aussi bien l’affaire.
— Pour quoi faire ?
— Vous verrez demain.
— Demain ?
— Oui demain matin.
— Et après ?
Klug se met à rire mais sans ironie.
— Vous ne risquez rien Léonard, vous repartirez vivant d’ici.
— Mais …
— Mais quoi ? Vous avez trompé ma confiance en vous faisant passer pour un autre et vous voilà fort enclin à protester alors que je vous offre l’hospitalité.
— Hmmm…
Il n’a pas tort, même si mon intrusion n’était pas préméditée, c’est certainement un acte répréhensible.
Nous avalons un peu de bière et je dis:
— Vous voulez sans doute savoir ce que je fais chez vous ?
— Sans doute, je ne peux pas le deviner.
— C’est bien le moins de vous raconter mon histoire.
— Je vous écoute.
— Tu connais Dany Robert Dufour ?
— On a été collègues.
— Je travaille pour lui, je suis biblioenquêteur…
Et je lui raconte toute l’histoire. Parce que je lui dois bien ça, parce que je n’ai pas de raison de la lui cacher et parce que, sait-on jamais, un génie comme lui aura peut-être une solution pour récupérer la lettre de Mandeville.
Quand j’ai fini, je regarde la pampa et une dame de apparaît comme si elle venait capter les rayons de soleil. Ceux-ci révèlent une créature fort belle, de haute taille méritant quantité de qualificatifs avantageux parmi lesquels « effacé » n’aurait pas sa place.
— Ma femme Margaret.
— Léonard Zantor.
Grand sourire ensoleillé et mots de bienvenue.
— Vous êtes français ?
Ça se voit tant que cela ?
Et elle se met à lui parler en allemand, à quoi il lui répond dans la même langue.
Puis il se lève. Et s’en va.
Il me laisse avec sa femme.
Elle me sourit, très cool.
Je réponds avec le meilleur sourire que je peux façonner en prenant la parole:
— La situation est bizarre, me semble-t-il.
— Nous sommes nous-même des gens bizarres.
— Remarquez…
— Vous aussi ça vous arrive ?
— D’être bizarre ?
— Oui.
— En effet et… même… probablement plus souvent… que…
— Qu’on ne le croit n’est-ce pas ?
— Oui.
— C’est important d’en avoir conscience.
— En effet, il vaut mieux.
— Donc, même si la situation est objectivement bizarre, il ne faut pas s’en effaroucher compte tenu que la probabilité qu’il en soit ainsi est loin d’être minime.
Et nous voilà à deviser sur l’étrangeté de la réalité et les méditations probabilistes afférentes.
Klug nous rejoint et Marg se lève pour repartir chuchoter dans la cuisine avec lui.
Enfin, celui-ci revient, il est pieds nus, et semble tellement décontracté que c’en est communicatif, moi qui ne l’était pas vraiment étant donné l’étrangeté de la situation.
— Marg et Askook t’ont validé.
Je le regarde, le temps d’avaler l’information.
Cela me fait sourire et me soulage. Je peux réellement laisser libre cours à la détente de mon corps et de mon âme.
— Je suis donc Klugerman compatible ?
— En quelque sorte. Une autre bière ?
— Mais…. Comment il a fait Askook ? On ne s’est pas dit un seul mot.
— Il n’a pas besoin de mots pour sentir quelqu’un, c’est même mieux de ne pas parler.
— Et…. ?
— Il vous a évalué comme non hostile et donc non menaçant étant donné que vous êtes arrivé là sans l’avoir prémédité.
— Un peu quand-même.
Cela lui fait venir un petit sourire non dénué d’ironie.
— Tu as su saisir ta chance Leonard